Lorenzaccio - Acte II - Scène 1

Chez les Strozzi.

Philippe, dans son cabinet.

Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement ! le vieux Galeazzo et le petit Maffio bannis, sa sœur corrompue, devenue une fille publique en une nuit ! Pauvre petite ! Quand l’éducation des basses classes sera-t-elle assez forte pour empêcher les petites filles de rire lorsque leurs parents pleurent ? La corruption est-elle donc une loi de nature ? Ce qu’on appelle la vertu, est-ce donc l’habit du dimanche qu’on met pour aller à la messe ? Le reste de la semaine, on est à la croisée, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes gens passer. Pauvre humanité ! quel nom portes-tu donc ? celui de ta race, ou celui de ton baptême ? Et nous autres vieux rêveurs, quelle tache originelle avons-nous lavée sur la face humaine depuis quatre ou cinq mille ans que nous jaunissons avec nos livres ? Qu’il t’est facile à toi, dans le silence du cabinet, de tracer d’une main légère une ligne mince et pure comme un cheveu sur ce papier blanc ! qu’il t’est facile de bâtir des palais et des villes avec ce petit compas et un peu d’encre ! Mais l’architecte qui a dans son pupitre des milliers de plans admirables ne peut soulever de terre le premier pavé de son édifice, quand il vient se mettre à l’ouvrage avec son dos voûté et ses idées obstinées. Que le bonheur des hommes ne soit qu’un rêve, cela est pourtant dur ; que le mal soit irrévocable, éternel, impossible à changer, non ! Pourquoi le philosophe qui travaille pour tous regarde-t-il autour de lui ? voilà le tort. Le moindre insecte qui passe devant ses yeux lui cache le soleil : allons-y donc plus hardiment ; la république, il nous faut ce mot-là. Et quand ce ne serait qu’un mot, c’est quelque chose, puisque les peuples se lèvent quand il traverse l’air… Ah ! bonjour, Léon.

Entre le prieur de Capoue.

Le prieur.

Je viens de la foire de Montolivet.

Philippe.

Était-ce beau ? Te voilà aussi, Pierre ? Assieds-toi donc ; j’ai à te parler.

Entre Pierre Strozzi.

Le prieur.

C’était très beau, et je me suis assez amusé, sauf certaine contrariété un peu trop forte que j’ai quelque peine à digérer.

Pierre.

Bah ! qu’est-ce que c’est donc ?

Le prieur.

Figurez-vous que j’étais entré dans une boutique pour prendre un verre de limonade… — Mais non, cela est inutile, je suis un sot de m’en souvenir.

Philippe.

Que diable as-tu sur le cœur ? tu parles comme une âme en peine.

Le prieur.

Ce n’est rien ; un méchant propos, rien de plus. Il n’y a aucune importance à attacher à tout cela.

Pierre.

Un propos ? sur qui ? sur toi ?

Le prieur.

Non pas sur moi précisément. Je me soucierais bien d’un propos sur moi !

Pierre.

Sur qui donc ? Allons ! parle, si tu veux.

Le prieur.

J’ai tort ; on ne se souvient pas de ces choses-là, quand on sait la différence d’un honnête homme à un Salviati.

Pierre.

Salviati ? Qu’a dit cette canaille ?

Le prieur.

C’est un misérable, tu as raison. Qu’importe ce qu’il peut dire ! Un homme sans pudeur, un valet de cour, qui, à ce qu’on raconte, a pour femme la plus grande dévergondée ! Allons ! voilà qui est fait, je n’y penserai pas davantage.

Pierre.

Penses-y et parle, Léon ; c’est-à-dire que cela me démange de lui couper les oreilles. De qui a-t-il médit ? De nous ? de mon père ? Ah ! sang du Christ, je ne l’aime guère, ce Salviati. Il faut que je sache cela, entends-tu ?

Le prieur.

Si tu y tiens, je te le dirai. Il s’est exprimé devant moi, dans une boutique, d’une manière vraiment offensante sur le compte de notre sœur.

Pierre.

Ô mon Dieu ! Dans quels termes ? Allons ! parle donc !

Le prieur.

Dans les termes les plus grossiers.

Pierre.

Diable de prêtre que tu es ! tu me vois hors de moi d’impatience, et tu cherches tes mots ! Dis les choses comme elles sont ; parbleu ! un mot est un mot ; il n’y a pas de bon Dieu qui tienne.

Philippe.

Pierre, Pierre ! tu manques à ton frère.

Le prieur.

Il a dit qu’il coucherait avec elle, voilà son mot, et qu’elle le lui avait promis.

Pierre.

Qu’elle couch… Ah ! mort de mort, de mille morts ! Quelle heure est-il ?

Philippe.

Où vas-tu ? Allons ! es-tu fait de salpêtre ? Qu’as-tu à faire de cette épée ? tu en as une au côté.

Pierre.

Je n’ai rien à faire ; allons dîner ; le dîner est servi.

Ils sortent.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
Télécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/francais-seconde ou directement le fichier ZIP
Sous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0